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Poème : Alliance pastorale
Dans son minuscule appartement parisien, dès que le chant monotone de la mélancolie le gagne, Manuel s’allonge sur le profond divan du salon. Rapidement, il pousse une petite porte dérobée s’ouvrant directement sur de vastes prairies d’alpage, emplies d’odeurs fleuries et de silence pénétrant. Au lointain, la plénitude des lignes de crêtes s’étirent d’un bleu cobalt, faites de versants drus couverts de mélèzes et de valons perlés de lacs turquoises où seul le couchant dépose sa couleur orangé.
En ces lieux où l’air s’emplit de promesses, une nouvelle vie commence laissant place à un homme libre, heureux et enfin en harmonie avec le vivant. Sans plus être possédé par personne, Manuel se fait berger d’estive dans le Queyras, sa houlette sculptée à la main, menant paître son troupeau d’ovidés. Sur les sentiers escarpés, d’un pas décidé, Manuel marche avec ses chiens, comme un homme seul avec lui-même et ses pensées.
Tel un roi sans pouvoir sur personne, Manuel gouverne ses Mérinos, Préalpes et Grivettes à viande. Suprême délice, il ne se soucie plus que de la grêle des pluies d’orage, du fracas de l’éclair qui effraie ses agneaux, de la sécheresse qui craquelle la terre et dénude ses cailloux. Un équilibre se crée entre son métier, la contemplation de la montagne et le temps qui s’envole avec les brises passagères.
Dans le souterrain profond de lui-même, une crainte le tenaille encore, celle du Canis lupus dont son troupeau partage le territoire. Les bergers vivent le retour spontané du loup faute à la déprise rurale arrachant le fermier et la lame arrondie de la faux des champs en deuil. Lorsque le jour fuit et que la lune blanche monte au-dessus des bois noirs, faute au déclin du gibier sauvage trop chassé par l’homme, la meute de loups solidaires reporte leur prédation sur les blancs troupeaux d’estive.
Omniprésent bien qu’invisible, partant de nulle part, les intrus aux ventres affamés par le manque flairent le troupeau, le font fuir pour l’évaluer, coursent les brebis les plus faibles et attaquent d’un bond leur proie prises de panique. De leurs crocs acérés et de leurs griffes puissantes, les loups déchirent la gorge pantelante des brebis grégaires. Une fois repus, les carnassiers retournent sur leurs « lieux de rendez-vous », nourrir leur progéniture. Là, ils régurgitent leur chasse aux louveteaux et louvettes avides de nourriture et jamais rassasiés.
Sur son territoire le loup est chez lui partout et Manuel sait qu’avec le sauvage, «tu ne possèdes effectivement que ce que tu peux protéger ». Comme un vaisseau sans boussole à l’assaut des flots noirs est drossé vers le récif, tout ce dont Manuel n’est pas maître devient festin de toute proie.
Mais, le choix de Manuel est de coexister avec le loup. Pour lui, Lupus n’est pas un nuisible et encore moins son ennemi. Manuel veut cohabiter entre pastoralisme multimillénaire et biodiversité sauvage, dans une communauté de vie avec toute sa complexité.
Avant de transhumer, Manuel prend le temps de constituer sa meute de chiens de protection. Ses Patous sont des chiens de montagne au garrot large, des costaux hargneux aux longs poils clairs, souples et denses. Comme les mots vifs et acerbes qui lapident le cœur de l’amant qui trahit, ses chiens sont bruts, directs et incisifs. La socialisation n’étant pas dans leurs gènes, Manuel les éduque en leur apprenant leur petit nom, le rappel et la remise au troupeau, ainsi qu’accepter la présence des chiens de conduite. Les Patous les plus forts se placent au milieu du troupeau, les autres restent autour pour donner l’alerte. De jour comme de nuit, ce sont les Patous qui décident ceux qui interviennent en cas d’alerte, ceux qui pourchassent les agresseurs et ceux qui assurent la défense rapprochée du troupeau.
Après avoir compté les brebis, soigné les blessures, effectué un passage obligé au pédiluve, choisi son itinéraire, prévu les pacages du soir et les lieux d’abreuvoir, la transhumance commence. Cinquante kilomètres jusqu’à l’estive, par les sentes dessinées par le vent et la pluie. C’est un vrai défi physique et solitaire.
Une fois arrivé en altitude, Manuel déroule ses filets de protection électrifiés et clôture le vaste espace herbeux sur plus de quatre cents mètres de dénivelé. A l’ouest, dévale un torrent au courant tumultueux et cristallin. A l’est, un autre à l’écume d’argent roule des pierres et abreuve des fougères frissonnantes. Au nord, la falaise se dresse telle une muraille de pierre, immense et orgueilleuse.
Hantés par le loup, les Patous ne décollent pas du troupeau et tournent toute la journée autour des brebis. On dirait de vraies brebis parmi les brebis tandis que les chiens de conduite, à l’appel de Manuel, mordillent les brebis pour les diriger.
Quand les crêtes se recouvrent d’un tulle orangé, Manuel redescend à sa cabane et regroupe son troupeau fatigué au parc nocturne clôturé lui aussi des filets imposés par la loi. Avant de s’occuper de lui, par respect pour ses bêtes, Manuel soigne les brebis blessées du jour, vérifie que le piétin ne s’installe pas au parage des onglons et que des larves de mouches ne provoquent pas des myiases cutanées. Il leur donne les ancestrales pierres de sel pour réguler leur consommation en eau et favoriser leur digestion. Manuel finit sa journée à la frontale en nourrissant ses chiens.
A nuit noire, Manuel se retire dans sa cabane pour se reposer et se réchauffer près de l’âtre du poil à bois. Il allume une veilleuse toute tremblante, éclairant de pourpre les lattes du plafond et se restaure de tartines de beurre salé et de jambon sec arrosés d’un Mollard. Sous ses paupières la nuit se penche, Manuel pose la tête sur un oreiller et se jette enfin dans les bras de Morphée sous un chaud édredon. Mais si les Patous aboient avec insistance, la nuit est hachée et Manuel se leve pour vérifier que le loup ne rôde pas.
A la lueur de chaque nouvelle aube, dès que les premières lames de soleil font fumer l’herbage de rosée, Manuel remonte à l’estive avec son troupeau sur les sentiers abrupts dans le crissement des foulées du matin frisquet.
Soudain le téléphone mobile sonna.
Pétrifié sur le sofa de son appartement, Manuel ne répondit pas. Comme s’il sortait d’un puits de ténèbres, Manuel cligna tout d’abord des yeux, puis exhala des sanglots étouffants. L’antre de son cœur se mit à saigner attirant comme un aimant tout le mal qu’il avait commis contre lui même. Ç’en était trop. Dans un corps à corps entre soi et soi, Manuel devait choisir une bonne fois pour toute, murir et « traverser le miroir » pour rejoindre le jardin d’Eden, ou périr et rester vivre à jamais à la surface de lui même.